Le Conseil d’Etat juge trop simpliste la théorie de l’entrepreneur principal
CE 04/10/21 n°44133 SKF HOLDING France
Dans le domaine des prix de transfert, l’entrepreneur principal peut être défini comme l’entreprise qui assume les risques principaux (qu’ils se concrétisent ou non) et qui prend les décisions stratégiques. En général, elle possède également les immobilisations incorporelles clés (marques, brevets, savoir-faire…) et supporte les dépenses y afférentes (recherche et développement, gestion des marques et de la publicité).
Cette notion est importante pour la détermination des prix intra-groupe, car l’entrepreneur principal est sensé recevoir la rémunération résiduelle, c’est-à-dire le bénéfice (ou les pertes) restant une fois que toutes les entités ont été justement rétribuées…c’est du moins la doctrine de l’administration fiscale.[1]
La société RKS (Société mère intégrante SKF Holding France) a une activité de fabrication de roulements sur mesure de très grandes dimensions à destination de l’industrie civile et militaire.
RKS dégageant des pertes significatives (marge nette/CA : -10,46% en 2009 et de -21,87% en 2010), l’administration fiscal remet en cause la politique de prix de transfert avec les sociétés de distribution du groupe.
Considérant que RKS avait une activité de simple producteur, le service vérificateur applique la méthode transactionnelle de marges nettes (MTMN).
A partir de l’analyse de huit entreprises indépendantes exerçant dans des domaines d’activité voisins, elle a évalué le taux de marge de pleine concurrence à 2,33% en 2009 et 2,62% en 2010. [2]
Pour sa défense, SKF Holding France fait valoir que sa filiale avait un rôle fonctionnel plus important que celui d’une simple unité de production, rôle lui permettant d’assumer un risque de développement et un risque commercial, risque qui, sur la période vérifiée, se traduisait par des pertes.
Mais la Cour Administrative d’Appel de Versailles ne retient pas cet argument et annule le jugement du TA de Montreuil qui avait donné raison à la société.
Elle considère en effet que la société n’a pas le statut » d’entrepreneur principal » au sein du groupe SKF et que les pertes ne sont pas justifiées par la réalisation d’un risque dès lors que le résultat consolidé du groupe SKF, toutes activités confondues, se situait dans le même temps entre 6 et 14%, que les achats de matières premières de la société avaient été stables et que ses ventes n’avaient pas subi de baisse en volume sauf en ce qui concerne les éoliennes.
Mais le Conseil d’Etat casse l’arrêt et le renvoi.
Il retient en premier lieu l’idée selon laquelle pour qu’une société puisse assumer un risque économique (et donc faire des pertes) il faut qu’elle dispose de fonctions de contrôle et d’atténuation effectives de ce risque ainsi que de la capacité financière de l’assumer.
Nous sommes donc en droite ligne avec les recommandations de l’OCDE dans le Rapport BEPS (Actions 8-10).
Toutefois le Conseil d’Etat sanctionne l’approche binaire de la CAA faisant valoir qu’il convenait de rechercher si la position fonctionnelle de la société au sein du groupe lui donnait vocation à porter les risques spécifiques qu’elle invoquait, à savoir, d’une part, des risques stratégiques liés au choix de développer de nouveaux produits, et, d’autre part, des risques opérationnels liés à l’efficacité des processus de production.
De plus la Cour n’avait pas répondu à l’argumentation de SKF Holding France qui faisait valoir que les pertes de RKS étaient le résultat de son choix de réorienter son unique activité vers le secteur de l’éolien.
Contrebalançant la précédente décision du Conseil d’Etat en matière de prix de transfert (CE 23/11/20 N° 425577 – FERRAGAMO France), cette nouvelle décision, invite à bannir toute approche manichéenne de la théorie de l’entrepreneur principal.
Il n’y a donc pas au sein des groupes d’un côté l’entrepreneur principal qui a vocation à assumer les pertes et récolter les surprofits, et de l’autre les simples producteurs, distributeurs, ou centres de recherches qui n’ayant que des fonctions limitées n’ont pas à assumer de pertes et n’ont vocation qu’à percevoir une rémunération limitée.
Il restera à la Cour Administrative d’Appel de Versailles à déterminer si RKS avait les fonctions de contrôle et d’atténuation effectives des risques dont elle a supporté le coût ainsi que de la capacité financière de l’assumer, et dans quelle mesure.
La question n’est certainement pas évidente.
Elle invitera immanquablement à s’interroger sur l’attribution de la charge de la preuve.
Elle invitera également à s’interroger sur la pertinence de la méthode MTMN.
N’est-il pas en effet paradoxale, que l’administration pour déterminer une rémunération de routine censée être celle d’une entreprise qui n’aurait pas les fonctions et les moyens pour assumer certains risques, retiennent des entreprises indépendantes lesquelles ont nécessairement les fonctions de contrôle et d’atténuation effectives de tous leurs risques et, jusqu’à preuve du contraire, la capacité financière de les assumer.
[1] BOI-BIC-BASE-80-10-10
[2] Commentaire sur l’application de la MTMN https://www.oecd.org/ctp/transfer-pricing/40561079.pdf
Pertes de démarrage
CE, 23 novembre 2020 , n° 425577, Sté Ferragamo France Dans le secteur de la mode et du luxe nombreux sont les groupes internationaux recherchant une implantation en France, voire l’ouverture d’un flagship store. La conquête du marché français ou européen suppose l’engagement d’investissements parfois très conséquents (Publicité, force de vente, emplacements commerciaux etc…). Dans ce cadre, il est fréquent que ces frais de démarrage soient en tout ou partie supportés par la filiale de distribution locale. Conformément aux règles OCDE[1], l’administration fiscale reconnait qu’une société de distribution peut alors accuser des pertes pendant sa phase de pénétration de marché. Toutefois, si cette phase de pénétration de marché est trop longue ou les investissements trop couteux, elle peut faire valoir que la prise en charge des investissements incombe à la tête du groupe propriétaire de la marque. Le Conseil d’Etat, à l’encontre des décisions du tribunal administratif et de la cour administrative d’appel de Paris[2] donne son aval à cette approche qui permet au fisc de rectifier les résultats déclarés en France. Dans cette affaire Ferragamo, entreprise italienne de chaussures de luxe créée en 1928 à Florence par Salvatore Ferragamo, a entrepris de partir à la conquête du marché français. Dans le cadre de son développement, la filiale de distribution française créée en 1992, va supporter des pertes jusqu’en 2009. Toutefois, alors que sans changer de politique de prix de transfert la filiale française commençait à dégager des bénéfices, l’administration a réussi à remettre en cause cette politique en montrant que le montant des salaires et charges externes de la structure de 2005 à 2010, notamment à raison du recours à un personnel de vente particulièrement qualifié et de la location de locaux commerciaux prestigieux, était sensiblement supérieur à celui des entreprises comparables » indépendantes « , sans que ce surcroît de charges ne soit entièrement compensé par un niveau de marge brute plus important que celui des comparables . Le juge a en effet considéré que les dépenses visaient à accroître, sur un marché stratégique dans le domaine du luxe, la valeur de la marque italienne qui n’avait pas encore la même notoriété que ses concurrents directs. Ces dépenses incombent donc au propriétaire de la marque. Bien que tel ne semble pas avoir été le cas pour FERRAGAMO France, une telle approche peut conduire l’administration fiscale, non seulement à remettre en cause les résultats dégagés sur la période vérifiée, mais également remettre en cause les déficits antérieurs. De plus dans la pratique, la mise en œuvre des rectifications par l’administration est souvent extrêmement simple, voire simpliste. Après avoir procédé à une analyse fonctionnelle des entités impliquées, l’administration met en évidence que la filiale de distribution assume des fonctions et des risques limités, qu’elle n’est pas à l’origine des décisions stratégiques relatives au développement du groupe en France ou en Europe, autrement dit qu’elle n’est pas l’entrepreneur principal. Elle fait alors valoir que sa rémunération doit être déterminée selon la méthode transactionnelle de la marge nette conduisant généralement un résultat d’exploitation représentant entre 2 et 3 % du chiffre d’affaires. Restera à voir si le juge suit l’administration fiscale en dehors du domaine du luxe, dans des secteurs où l’implantation en France n’a pas pour objet le développement de la valeur de la marque à travers un flagship store, mais simplement le développement d’une activité de vente. L’administration fiscale lui fera-t-elle admettre que l’implantation en France vise à tester le marché européen en lançant des magasins pilotes[3] sans véritable espoir de rentabilité pour la tête de pont ?[1] « Des pertes récurrentes intervenues pendant une période raisonnable peuvent se justifier par une stratégie commerciale consistant à fixer les prix à un niveau particulièrement bas en vue de pénétrer un marché ou d’accroitre les bénéfices à long-terme » (Rapport OCDE paragraphe 1.131). [2] CAA de PARIS, 9ème chambre, 27/09/2018, 17PA02617, Inédit au recueil Lebon [3] Selon une chronique de Franck Gintrand (Institut des territoires) de fin 2016, le développement massif des enseignes étrangères en France serait lié à la nature du marché français, mature et équilibré, souvent présenté comme un bon test d’entrée sur le marché européen avantagé par une région capitale, l’Ile-de-France, représentant un bassin de consommation sans équivalent sur le continent, idéal pour le lancement de magasins pilotes.
COST Plus : Faut-il déduire les subventions des coûts de R&D ?
CAA Versailles 11-10-2016 n° 14VE02651
Dans cette affaire l’administration fiscale française reprochait à Philips France d’avoir minoré ses prix de transfert en déduisant des coûts de R&D qu’elle devait refacturer avec une marge de 10% à sa société sœur KPE NV les subventions qu’elle perçu au titre de ses activités de recherche.
Il est intéressant de relever que l’administration ne contestait ni la méthode utilisée ni la marge appliquée.
La rectification reposait notamment sur deux arguments
1 – Le contrat de prestation de R&D ne prévoyait pas explicitement que les subventions reçues devaient venir en déduction des coûts
2 – Une analyse de transactions comparables montre que de telles subventions ne sont pas normalement déduites.
Le TA de Montreuil (TA Montreuil, 1re ch., 1er juill. 2014, n° 1206254, SAS Philips France) avait suivi l’administration en considérant que les stipulations du contrat-cadre précité ne justifiait pas cette déduction, celles-ci indiquant que « les coûts nets relatifs aux activités de recherche supportés par la SAS Philips France sont refacturés à la société KPE NV augmentés d’une marge de 10 % tenant compte des prix du marché et des risques supportés et qu’en contrepartie, la propriété des droits incorporels qui résultent des activités de recherche réalisées par la SAS Philips France est transférée à la société KPE NV ».
Il considérait que l’administration avait établit que la société KPE NV, qui a indirectement profité de la subvention publique, a bénéficié d’un avantage de la part de la SAS Philips France, laquelle est dès lors présumée avoir réalisé, un transfert de bénéfices.
Et qu’il incombait à la SAS Philips France de prouver que ce transfert comportait une contrepartie au moins égale à l’avantage ainsi procuré.
Mais la cour administrative d’appel ne retient manifestement pas ce premier argument et se reporte ainsi sur le deuxième argument : l’analyse des transactions comparables.
Argument qu’il écarte sans équivoque en retenant qu’en tout état de cause les entités comparables ne sont pas indépendantes.
Ce qu’il faut retenir :
1 –Il faut attacher une attention particulière à la rédaction des contrats intra-groupe.
Si le contrat Philips avait prévu que les subventions venaient en réduction des coûts, le jugement du TA aurait été défavorable à l’administration. Mais si ce contrat avait intégré un détail des coûts à prendre en compte sans faire apparaître la déduction éventuelle de subvention, il n’est pas exclu que la CAA aurait suivi l’administration sans se préoccuper des comparables.
2 – La facturation de prestation de R&D en cost + 10% est généralement admise comme un standard. La question de la déduction des subventions et notamment du CIR oppose souvent l’administration aux entreprises, mais le juge ramène cette question sur le seul terrain autorisé, celui de l’analyse de comparabilité. Cette déduction est par ailleurs explicitement prévue par certaines réglementations et notamment celle des Pays-Bas (Transfert Pricing Decree, nov. 26, 2013, IFZ 2013/184M, art. 13).
3 – L’administration fiscale française est souvent perdante sur le terrain des comparables (Cf : CE 7-11-2005 n° 266436 et 266438 – Cap Gemini ; CAA Paris 25-6-2008 n° 06-2841, Sté Novartis Groupe France SA ; CAA Versailles, 5-12-2011 n° 10VE02491, SAS Unilever ; CAA Versailles 5-5-2009 n° 08VE02411, Man et Camion Bus).
Ce n’est pas nécessairement une bonne chose, car une situation trop déséquilibré conduira nécessairement à réviser les règles du jeu avec un effet de balancier au détriment des entreprises.
Cost plus : quelle base de coûts ?
Pour une activité de production, en présence de comparables internes (i.e ventes hors du groupe et interco), il peut être pertinent de d’établir les prix de transfert sur la base d’un cost plus. Se pose alors la question de la détermination des coûts.
Ce focus sur l’Evaluation des coûts complets par Olivier de LA VILLARMOIS ( Professeur des Universités à à l’IAE de Lille) et Yves LEVANT (Maître de conférences HDR à l’Université Lille 1 ; Chargé de cours à SKEMA Business School) publié dans la Revue Française de Comptabilité, donne un aperçu des méthodes généralement admises.
Management fees : Faut-il ajuster les coûts en fonction du niveau local des salaires ?
Les managements fees représentent une partie substantielle des flux intra-groupes. Dans ce domaine, la méthode de prix de transfert la plus utilisée est le cost plus, une part importante des coûts étant constituée par les charges salariales. Classiquement les risques sont centrés sur la justification de la réalité des prestations et la pertinence des clefs de répartition entre les filiales.
Néanmoins, la question de l’ajustement des coûts ne doit pas être écartée.
Selon l’étude d’UBS Wealth Management Research (d’autres panels existent) comparant les niveaux de salaires dans les 73 villes les plus importantes du monde, le niveau de rémunération des salariés varie ainsi de près de 50% selon qu’ils se trouvent à Zurich (indice 100) ou à Paris ( indice 53).
Ainsi, l’administration fiscale française pourrait avoir la tentation de rectifier sensiblement les managements fees payés par une filiale implantée à Paris à sa société mère située à Zurich au motif que le prix des services est supérieur à celui qu’elle aurait eut à payer si le prestataire avait été établi en France. Il sera alors peu évident d’établir a posteriori l’avantage obtenu par la filiale française en contrepartie du surcoût lié l’implantation à Zurich.
Mais inversement, pour une société mère installée dans un pays à faible coût de main d’œuvre, il pourrait être justifié de majorer ses coûts de main d’œuvre pour obtenir un prix de pleine concurrence dans un pays où le niveau de salaire est plus important.
Les managements fees renvoient ainsi à des problématiques de « location savings » et des risques de rectification parfois insoupçonnés.
Il est donc opportun d’aborder cette question lors de leur détermination et d’en faire état dans la documentation prix de transfert.
Valeur en douane et prix de transfert :
Règlement particulier http://www.douane.gouv.fr/data/file/1374.pdf
Prix de transfert optimaux et comportement stratégique des multinationales :
Une approche scientifique développée par Thierry MADIES (Faculté des sciences économiques et sociales, Université de Fribourg)